"Les plateformes de contenu sont devenues le mégaphone de la société"
Son parcours revisite le mythe du jeune européen parti à la conquête de l’Amérique. Diplômé de l’EPFL en informatique, Mark Kornfilt a fondé Livestream, la première plateforme numérique à proposer des contenus vidéos en direct sur le web, avant de prendre la tête de Vimeo, l’une des entreprises leaders dans le domaine. De retour en Suisse, il revient sur sa carrière d’entrepreneur, le futur des contenus en ligne et ses nouveaux projets.
Vous avez débuté vos études en informatique en 2000, à une époque où le numérique n’avait pas l’importance centrale dans nos vies qu’il a aujourd’hui. Pourquoi ce choix ?
Lors de notre journée d’accueil à l’EPFL, on nous a dit : « Si vous avez choisi l’informatique pour gagner de l’argent, ne vous faites pas d’illusions ! » Cela vous donne une idée de la perception et de l’état de l’industrie à l’époque - les choses ont bien changé depuis. Si nous étions là, c’était donc avant tout par passion.
Pour moi, celle-ci a débuté lorsque j’avais sept ou huit ans. Mon père était lui-même amateur de gadgets. Un jour, il est revenu avec un ordinateur Commodore 64. Très vite, je m’amusais à le démonter et le remonter. Quelques années plus tard, j’ai passé un été avec un cousin qui était programmateur pour l’armée : je me trouvais pour la première fois en contact avec le concept de programmation et j’ai été ébloui. A treize ans, je passais des annonces dans le journal à Genève pour proposer mes services de réparation d’ordinateurs. J’étais un geek : l’EPFL et l’informatique ont rapidement été une évidence pour moi.
Vous avez débuté votre carrière à New York en 2005, en travaillant pour Limewire et sa solution peer-to-peer. Pourquoi être parti aux États-Unis et quelle était l’atmosphère, alors que la bulle internet était en pleine explosion ?
Un livre m’a profondément marqué : Hackers and Painters de l’informaticien et entrepreneur Paul Graham, paru en 2004. Il est l’un des premiers à avoir expliqué à travers ses textes ce que signifiait être un entrepreneur dans la tech : comment se lancer, choisir ses cofondateurs, lever de l’argent… Il y faisait un parallèle entre la création artistique et celle d’une société. Aujourd’hui encore, l’informatique n’est pas forcément vue comme une activité créative, alors qu’on part bien souvent d’une feuille blanche pour aboutir à un produit concret, adoptée par des utilisatrices et utilisateurs.
Je voulais découvrir l’univers américain de la tech. Je suis parti à New York pour mon travail de diplôme et j’ai pu rejoindre Limewire en septembre 2005. L’environnement ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu voir en Suisse : les bureaux se situaient dans un loft à Tribeca, avec des décorations zen et de la végétation partout, et tous les employés étaient issus de grandes écoles américaines - MIT, Yale, Stanford… J’ai dû m’adapter, car la culture de travail est radicalement différente de ce que je connaissais. La culture de la confiance en soi est bien loin de la discrétion et de l’humilité qu’on connait en Suisse. Je suis toujours resté très proche de ma culture suisse, même si cette dimension très américaine m’a beaucoup apporté dans mon parcours d’entrepreneur.
« Le concept initial était que chacune et chacun puisse avoir sa propre chaine de télévision personnelle. Nous avons commencé à travailler le soir, après les heures de bureau : nous codions jusqu’au milieu de la nuit, portés par l’adrénaline. »
Comment a démarré le projet de Livestream ?
J’ai rencontré Max Haot, mon cofondateur, par une amie commune. À ce moment-là, je pensais déjà quitter Limewire et fonder mon entreprise. Il m’a invité un soir et m’a fait une démonstration de son prototype : il avait disposé deux ordinateurs, l’un dans le salon, l’autre dans la chambre. Le premier diffusait en direct ce que filmait le second.
À l’époque, la diffusion en direct était cantonnée à la télévision et n’existait pas en ligne. Cela m’a donc immédiatement paru révolutionnaire. Le concept initial était que chacune et chacun puisse avoir sa propre chaine de télévision. Nous avons commencé à travailler le soir, après nos heures de bureau : nous codions jusqu’au milieu de la nuit, portés par l’adrénaline. Cette période nous a aussi permis de confirmer que tout se passait bien humainement et que nous étions prêts à sauter le pas pour devenir cofondateurs à plein temps, ce que nous avons fait début 2007.
Lorsque vous avez fondé Livestream, Youtube et Dailymotion étaient déjà solidement implémentés, mais ne proposaient pas de retransmission en direct.
En effet, personne ne faisait du direct en ligne, car c’était techniquement très complexe à l’époque. Il était évident que Youtube y viendrait un jour, mais ils n’en étaient pas encore là. L’enjeu était d’être les premiers sur le marché et de prendre de l’avance.
En 16 ans avec Livestream, quels sont les directs retransmis sur la plateforme qui vous ont le plus marqué ?
Il y a bien sûr le premier : celui du lancement du premier iPhone, que nous avons nous-mêmes retransmis en direct de l’Apple Store de Soho en 2007. C’était la première fois que nous pouvions voir le résultat concret de notre travail : l’évènement a généré un trafic important qui nous a confirmé le potentiel de notre idée et l’existence d’un marché. L’année suivante, nous retransmettions en direct les meetings de campagne de Barack Obama.
J’ai aussi été profondément marqué par les directs de nos utilisateurs durant le Printemps arabe, à partir de fin 2010. Dans certains cas, nous étions les seuls à retransmettre des images. Je pense notamment à Benghazi en Libye, où tous les journalistes des médias officiels avaient quitté la ville. Un citoyen s’est emparé de notre plateforme pour retransmettre les évènements et chroniquer la guerre civile. Il a été assassiné quelque temps plus tard. C’est l’un des évènements les plus forts auxquels nous ayons été liés.
D’autres évènements m’ont marqué, comme la mission Rosetta de l’Agence Spatiale Européenne, qui a vu le premier robot atterrir sur une comète – là aussi nous étions les seuls à retransmettre l’évènement.
« Lorsqu’une entreprise grandit, le degré de spécialisation augmente et certaines personnes qui ont été fidèles depuis le début peuvent avoir des difficultés à évoluer en même temps que l’entreprise, ou être moins épanouies.»
Au fil des années, vous êtes passé d’une aventure entre amis à une entreprise comptant plusieurs dizaines de salariés. Quels étaient les principaux défis liés à cette croissance ?
Le premier est lié au modèle d’affaires. Initialement, nous voulions proposer une plateforme « B to C », ouverte à tous. Nous cherchions avant tout le volume : acquérir le plus d’utilisateurs et le plus de spectateurs possibles. Le but était de devenir rentable grâce à la publicité, comme Youtube. À tout moment de la journée, nous avions des milliers de personnes qui streamaient et des dizaines ou centaines de milliers qui regardaient.
La crise économique de 2008 nous a contraints à accélérer le plan de monétisation et une partie du service est devenue payante. Mais à partir du moment où la monétisation entre en jeu, le revenu devient le seul indicateur de performance qui compte aux yeux des investisseurs et l’objectif devient de générer sans cesse de la croissance. Nous nous sommes assez vite rendu compte que notre produit était plus adapté aux entreprises et ce basculement vers le « B to B » a amené beaucoup de changements. Il a fallu retravailler notre organisation, construire une équipe de ventes, réorienter le marketing, repenser le produit. Pour finir, cette transition s’est opérée avec succès et la société est devenue rentable.
Un autre défi important fut le financement. Nous avons privilégié les business angels au venture capital, ce qui nous permettait de garder plus de contrôle sur notre société. Mais cela amenait également moins de support opérationnel. De ce point de vue, l’apprentissage peut parfois être brutal.
Enfin, en ce qui concerne les équipes, on parle beaucoup du fait de choisir les bons collaborateurs et collaboratrices, c’est exact, car cela peut conduire à la survie ou à la mort d’une société. Mais un défi dont on parle peu est celui lié à l’évolution des premiers salariés. Lorsqu’une entreprise grandit, le degré de spécialisation augmente et certaines personnes qui ont été fidèles depuis le début peuvent avoir des difficultés à évoluer en même temps que l’entreprise, ou être moins épanouies. Des discussions parfois difficiles sont nécessaires – et elles l’ont été d’autant plus pour moi qui suis d’un caractère loyal.
Vous avez vendu Livestream à Vimeo en 2017. Cette vente était-elle pour vous un aboutissement en soi ou une simple étape ?
Le mariage des deux sociétés était extrêmement logique. Nous étions assez similaires tout en étant complémentaires, à la fois dans le produit et sur l’aspect commercial. L’un des arguments importants pour nous était la continuité : nous savions que le produit pourrait toucher plus de personnes et que les équipes pourraient grandir et s’épanouir dans ce nouvel environnement. Mon but était d’accompagner l’intégration de Livestream et de m’assurer que tout se passe bien. Dans ma tête, cela correspondait à 12 ou 18 mois et j’envisageais de démarrer un nouveau projet par la suite. Finalement, je suis resté plus de cinq ans au sein de Vimeo et en suis devenu président de 2021 à 2023.
Aujourd’hui, on peut voir Viméo comme l’une des plateformes leaders pour les professionnels ou comme un outil qui a renoncé à se hisser à la hauteur d’un Youtube. Quelle est votre perception ?
L’ambition d’être l’égal de Youtube a pu exister au début, mais ce n’était plus le cas à mon arrivée. En 2017, l’entreprise avait douze ans et avait connu une longue période de ralentissement en termes d’innovation et de revenus. Elle venait tout juste d’entrer dans une nouvelle ère, avec notamment l’arrivée d’une nouvelle CEO. Nous avons été l’un des grands bénéficiaires de la période Covid – avec le confinement, la consommation de vidéo a énormément augmenté. Mais comme beaucoup d’autres sociétés technologiques qui ont bénéficié de cette période, celle-ci a été suivie d’une stagnation à partir de 2022, et cela peut effectivement altérer la perception.
Cependant, nous avons réussi à transformer l’entreprise pour en faire l’un des leaders dans le domaine de la vidéo pour les entreprises. De 100 millions de revenus en 2017, nous avons atteint plus de 400 millions de revenus à mon départ en 2023. De ce point de vue, c’est donc pour moi un succès, marqué par une forte croissance sur la période.
« Les plateformes de contenu sont devenues le mégaphone de la société. Concernant la modération, elles ont donc une grande responsabilité, mais doivent aussi être mieux accompagnées par la loi. »
Vous avez connu Limewire et sa solution peer-to-peer, au contenu très peu contrôlé, puis avez été le président de Vimeo, qui a des règles de modération bien plus strictes. À quel point les plateformes ont-elles la responsabilité du contenu qu’elles proposent ?
La modération a beaucoup évolué au fil du temps. Il y a quelques années encore, les plateformes se contentaient de réagir aux plaintes. Aujourd’hui, elles sont bien plus proactives. Cette évolution a été notamment permise par la technologie. Des milliers de vidéos sont mises en ligne sur les plateformes chaque jour et il est impossible d’avoir un contrôle humain systématique. L’intelligence artificielle, la reconnaissance d’images, celle des sons… tout a beaucoup évolué pour aider les plateformes dans leur modération.
Mais si certains contenus sont clairement illégaux, de nombreux autres sont dans une zone grise où il est difficile d’établir clairement s’ils doivent être ou non supprimés. Je pense aux contenus liés à la désinformation, par exemple. Il existe dans certains cas un vide législatif, or ce n’est pas aux plateformes de déterminer ce qui est légal ou non. Les plateformes de contenu sont devenues le mégaphone de la société. Concernant la modération, elles ont donc une grande responsabilité, mais doivent aussi être mieux accompagnées par la loi.
Vous parliez plus tôt de l’impact de l’IA sur la modération. Quels autres effets pourra-t-elle avoir sur le contenu vidéo en ligne dans les prochaines années ?
L’impact va être énorme. L’IA va clairement amener de nouveaux risques en ce qui concerne la manipulation des images. La création générative sera un grand défi : nous sommes habitués à avoir un filtre critique lorsque nous lisons des articles, mais ce filtre est bien plus faible face à la vidéo. Déterminer ce qui est authentique ou non pourrait devenir extrêmement difficile et ce sera à n’en pas douter un sujet de société important.
Mais l’IA peut aussi aider énormément les créateurs dans leur travail sur les couleurs, l’amélioration de la qualité et de la synchronisation du son… Cela devrait rapidement permettre de limiter les tâches simples et répétitives.
Vous avez quitté Vimeo début 2023 et êtes à présent de retour en Suisse. Quelles sont les prochaines étapes ?
D’un point de vue personnel, c’est un choix familial que nous avons fait avec ma femme et nos trois enfants, et nous en sommes très heureux.
Je travaille actuellement sur un nouveau projet de société. Cela faisait longtemps que je souhaitais démarrer une nouvelle aventure entrepreneuriale. D’une certaine manière, j’avais déjà eu l’occasion d’y goûter en 2011 en ouvrant le site de Livestream à Londres. Il avait fallu monter le bureau de toutes pièces, construire une équipe, trouver des clients, replonger dans le code pour les besoins spécifiques de l’un d’entre eux… J’avais adoré ça.
Le projet sur lequel je travaille actuellement est une plateforme digitale destinée à transformer le commerce des commodités, en visant en premier lieu celui du papier et de la cellulose. Fabricants et acheteurs pourront ainsi être facilement en contact direct. C’est intimement lié à mon expérience familiale : mon père a une entreprise de trading dans ces domaines-là et j’ai pu constater combien le fonctionnement actuel reste très traditionnel et peut être optimisé. J’ai déjà effectué une levée pre-seed et constitué une équipe de cinq personnes. J’adore ce nouveau départ.
Plus largement, j’espère que ce retour sera aussi l’occasion de contribuer à l’écosystème technologique en Suisse. J’accompagne comme mentor une start-up de l’EPFL fondée par deux étudiants, Unki, qui veut révolutionner le monde du voyage. J’ai également rejoint Ace Ventures, qui vient de créer un fonds destiné à la Suisse. J’essaie aussi de me rendre utile dans d’autres programmes de l’EPFL, tels quel Blaze, et ailleurs, par exemple dans le programme d’aide à la création d’entreprises Genilem.
Vous êtes récemment revenu sur le campus à l’occasion de la journée d’accueil. Qu’est-ce qui vous frappe dans l’évolution de l’École depuis votre départ ?
En me promenant sur le campus, en entrant dans des bâtiments comme celui de la Coupole, énormément de souvenirs sont revenus à la surface. L’exigence et la recherche de l’excellence restent inchangées. Mais d’autres aspects ont considérablement évolué : les nouveaux bâtiments, la vie de campus beaucoup plus forte… L’École a cette ambition affirmée d’avoir une renommée internationale.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes entrepreneures et entrepreneurs qui voudraient créer leur entreprise après l’EPFL ?
Ne craignez pas l’échec, vous n’avez rien à perdre ! Les premières années après l’EPFL, à 25 ou 30 ans, on a souvent peu de contraintes : il faut en profiter pour prendre des risques et surtout pour toujours continuer à apprendre. Démarrer une société est la meilleure expérience possible en termes de densité et de diversité des compétences qu’on acquiert. En Suisse, nous avons des conditions extraordinaires, il faut donc parfois se faire violence pour sortir de sa zone de confort.
Un autre conseil, plus spécifique aux diplômés de l’EPFL qui veulent prendre la voie entrepreneuriale : gardez en tête dès le départ la manière dont vous souhaitez capturer votre marché. Lorsqu’on est ingénieur et qu’on veut devenir entrepreneur, on peut parfois avoir tendance à se concentrer sur le produit et en oublier la commercialisation. Enfin, sachez rester patients. L’idée selon laquelle on monte une société pour la revendre au bout de six mois n’est pas réaliste : c’est un marathon.
Profil
- 1982 Naissance en Turquie
- 2005 Diplômé en informatique de l’EPFL
- 2007 Fondation de Livestream à New York
- 2017 Acquisition de Livestream par Vimeo
- 2018 Nommé CPO & CTO de Vimeo
- 2021 Nommé président de Vimeo
- 2023 Retour en Suisse
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