Maximilian Busser : « La création, c’est pour moi le lien à l’enfance »
Maximilian Büsser, diplômé de l’EPFL en microtechnique, a fondé avec MB&F l’une des marques horlogères les plus innovantes au monde. Ses créations tridimensionnelles et inspirées de la culture populaire ont été distinguées neuf fois au Grand Prix d'Horlogerie de Genève. Il revient sur les étapes clés de son parcours, son envie de redéfinir les codes et l’avenir de son entreprise.
Où avez-vous grandi et pourquoi avoir décidé de faire l’EPFL ?
Je suis né en Italie d’un père suisse et d’une mère indienne. Nous sommes arrivés en Suisse en 1971, alors que j’avais trois ans. J’étais un petit garçon très solitaire, mais à l’imagination débordante : je me rêvais en Han Solo, en Goldorak, en pilote d’avion. J’avais aussi une passion pour les dessins de voitures : mes cahiers d’enfants en sont remplis !
J’ai passé ma maturité en 1985. La même année, l’Art Center College of Design de Pasadena, la plus prestigieuse école de design au monde, ouvrait son antenne européenne à La Tour-de-Peilz. Je rêvais de la rejoindre, mais les frais de scolarité étaient de 50'000 francs par an – une somme inaccessible pour mes parents. Mon père était pourtant déterminé à m’aider, mais la somme était si colossale que j’ai renoncé au projet. Comme tous mes camarades doués pour les sciences, je me suis tourné vers l’EPFL, tout en gardant en tête de me spécialiser par la suite en design.
Vous avez débuté dans l’horlogerie sitôt achevées vos études à l’EPFL. Comment votre intérêt initial pour l’automobile a-t-il évolué dans cette direction ?
J’ai opté pour la microtechnique qui me permettait de garder de nombreuses options ouvertes. L’EPFL d’alors n’avait rien à voir l’école actuelle : elle formait surtout des ingénieurs de production pour les PME locales. En 1988, alors que j’étais en troisième année, nous devions réaliser un travail baptisé « Homme-Technique-Environnement ».
Ce fut pour moi un bonheur, car il s’agissait du premier projet qui ne soit pas exclusivement en lien avec l’ingénierie, mais aussi avec l’humain. J’ai choisi de consacrer ce travail à l’horlogerie haut de gamme. Mon objectif était de comprendre comment il était possible qu’une technologie qui me paraissait obsolète soit aussi onéreuse. Avec toute la naïveté de la jeunesse, j’ai contacté les directeurs généraux des plus grandes maisons, d’Audemars Piguet à Vacheron Constantin en passant par Jaeger-LeCoultre. L’horlogerie suisse était alors au plus mal, les marques étaient de taille réduite, ils ont accepté ma demande, ce qui serait impensable aujourd’hui. Tous m’ont partagé leur tristesse de voir leur activité péricliter, car il s’agissait avant tout pour eux de créer de la beauté. Pour la première fois, j’entendais parler de création et d’humanité dans l’ingénierie : cela a tout changé pour moi.
Atelier de la manufacture MB&F
Comment cette passion nouvelle s’est-elle transformée en carrière ?
En 1991, j’ai réalisé un premier stage de six semaines au sein d’Audemars Piguet. Comme l’horlogerie était sur le déclin, il n’était pas question pour moi d’y faire carrière. Au terme de mes études, j’ai donc entamé des processus de recrutement avec des entreprises comme Nestlé ou Procter & Gamble.
Le hasard m’a ramené vers l’horlogerie : lors d’une journée de ski, j’ai rencontré Henry-John Belmont, le directeur de Jaeger-LeCoultre que j’avais interviewé quelques années plus tôt. Une semaine plus tard, il m’a proposé un entretien, fait visiter les ateliers et proposé de rejoindre l’entreprise en tant que responsable produit. Lorsque j’ai évoqué mes autres entretiens en cours, il m’a demandé : « Préfères-tu être un parmi des centaines de milliers dans un grand groupe, ou l’un de nous quatre ou cinq, qui allons essayer de sauver Jaeger-LeCoultre ? ». Le lendemain, je l’appelais pour accepter sa proposition.
Avant MB&F, votre réputation s’est faite sur le redressement de Jaeger-LeCoultre et celui de la division horlogère d’Harry Winston. Quelles ont été les clés de ces succès ?
Chez Jaeger-LeCoultre, nous passions la semaine sur place et ne rentrions chez nous que le week-end. Les journées de travail s’achevaient par des repas durant lesquels nous continuions à échanger des idées et dessiner de nouveaux produits. J’avais 24 ans et cette expérience était incroyablement stimulante. Au fil des années, le chiffre d’affaires a progressé de 17 à 150 millions de francs. La clé était l’équipe : des gens humains, motivés et bienveillants, tournés vers un but commun.
En 1998, alors que j’avais 31 ans, j’ai été contacté pour le poste de directeur général de la branche horlogère d’Harry Winston, l’un des joailliers les plus réputés au monde. À mon arrivée, j’ai découvert une situation catastrophique : la maison-mère était mise en vente, la branche horlogère au bord du dépôt de bilan. À titre personnel, ça a été l’année la plus difficile de ma vie : du stress, un ulcère, des heures de travail énormes. Mais les résultats ont été au rendez-vous : l’entreprise est passée de 8 à 80 millions de dollars de chiffres d’affaires entre 2000 et 2005.
Le facteur principal de ce redressement a été de se positionner en tant qu’horloger haut de gamme plutôt que de tout miser sur l’ornement. La collection Opus a également constitué une révolution en communiquant de manière transparente sur les noms des horlogers associés à chaque modèle, ce qu’aucune autre marque ne faisait.
J’ai démarré seul dans mon appartement. Je n’avais que le dessin de ma première montre, l’Horological Machine No.1. Ma vision reposait sur l’idée que l’horlogerie est de l’art.
Vous avez créé MB&F en 2005, exclusivement grâce à vos fonds personnels. Quel a été l’élément déclencheur d’une telle décision ?
J’avais tout pour être heureux : un poste prestigieux, des revenus élevés, de la réussite… Pourtant, je ne l’étais pas. Je ne me sentais pas libre : j’étais devenu un marketeur, prenant des décisions en fonction des ventes potentielles, alors que je restais au fond de moi un créatif. À cela s’ajoutait le décès de mon père, survenu fin 2001. Tout cela m’a amené à faire une thérapie. Celle-ci m’a permis de comprendre combien il était important pour moi de pouvoir me retourner au dernier jour de ma vie en étant fier de ce que j’avais accompli.
Professionnellement, cela signifiait pouvoir créer sans contrainte et m’entourer de personnes qui partageaient mes valeurs. Peu à peu, ce doux rêve s’est transformé en projet. En 2005, Harry Winston m’a proposé un nouveau contrat dont les conditions étaient excellentes, mais qui contenait des clauses de non-concurrence, de non-débauche d’employés et de non-sollicitation des fournisseurs. Je me trouvais à un tournant, car signer ce contrat aurait signifié renoncer à mon projet. J’ai quitté l’entreprise le 15 juillet 2005. Dix jours plus tard, je créais MB&F – pour Maximilian Büsser & Friends.
Vous êtes connu pour vos créations futuristes et conceptuelles. À quoi ressemblait votre premier modèle ?
J’ai démarré seul dans mon appartement. Je n’avais que le dessin de ma première montre, l’Horological Machine No.1. Ma vision reposait sur l’idée que l’horlogerie est de l’art. Beaucoup partagent ce point de vue et pourtant toutes les montres se ressemblent. Je voulais créer des œuvres uniques, des sculptures cinétiques tridimensionnelles. Ce premier modèle était bâti sur une structure identique au corps humain, ce qui n’avait jamais été fait : des « poumons » de chaque côté et un « cœur » au centre transmettant l’information aux mains, c’est-à-dire aux aiguilles – hands en anglais. Elle a demandé des milliers d’heures de conception.
Votre approche se caractérise par la prise de risque. Comment avez-vous stabilisé la situation financière de l’entreprise ?
Plusieurs crises importantes ont secoué l’entreprise entre 2005 et 2015. Beaucoup d’horlogers indépendants qui se sont lancés durant cette période ont connu des difficultés similaires. Mais celles-ci étaient logiques : elles étaient précisément le prix de la liberté.
La crise sanitaire de 2020 a constitué un moment charnière. Je pensais que l’entreprise n’y survivrait pas, car nos détaillants comme nos fournisseurs étaient fermés et les clients étaient cloitrés chez eux. C’est tout l’inverse qui s’est produit. De nombreuses personnes ont profité de leur temps disponible pour s’intéresser à nos pièces. Des milliers de requêtes ont afflué. La demande a vite dépassé l’offre, car nous produisions seulement 280 pièces par année et je ne souhaitais pas augmenter. Mon but était de défricher des terrains créatifs et d’innover, non pas de générer de la croissance.
Un détaillant m’a alors proposé d’ouvrir une boutique à Beverly Hills, sur Rodeo Drive – rue célèbre pour ses boutiques de luxe. À cette période, je m’interrogeais sur ma succession. La majorité des clients étaient des personnes qui m’avaient rencontré et les points de vente étaient une manière de détacher la marque de ma personne. J’ai accepté et d’autres MB&F Labs ont ouvert à Paris, à Singapour, à Taipei. En échange, il a fallu produire un peu plus.
Quelle est la taille de l’entreprise aujourd’hui et comment l’avez-vous structurée ?
Nous comptons aujourd’hui 63 employés, parmi lesquels sept ingénieurs R&D et neuf horlogers. Chez la plupart de nos concurrents, il y a vingt à cinquante horlogers pour chaque ingénieur. Cette spécificité est liée à notre créativité débridée et des éditions très limitées, là où chaque modèle est produit en plus grande quantité au sein d’autres marques. Nous avons aussi fait le choix d’intégrer une grande partie de l’usinage : 25% des composants mouvement sont produits en interne, de même que 80% des boîtes. Nous avons produit 396 pièces en 2024. À tout moment, cinq à dix projets sont en cours de développement à différents stades d’avancement et un à deux nouveaux calibres sortent chaque année : l’entreprise est un mille-feuille créatif.
Vous vivez aujourd’hui à Dubaï. Pourquoi ce choix et comment gérez-vous votre entreprise à distance ?
J’ai tout donné à MB&F. Mais à la naissance de ma fille ainée, j’ai eu besoin de retrouver du temps pour ma famille. Mon père s’est consumé au travail pour nous permettre de vivre, mais il n’a pas pu passer de temps avec moi lorsque j’étais enfant. Je voulais pouvoir être présent en tant que père. Garder une distance par rapport à mon travail aurait été impossible en vivant à Genève, près de la manufacture, aussi, nous avons fait le choix de vie de nous expatrier.
Nous sommes arrivés à Dubaï en 2014 avec trois valises, pour faire un essai de quelques mois. Nous y sommes toujours aujourd’hui. Je voyage deux semaines par mois et suis présent pour mes filles dès qu’elles rentrent de l’école le reste du temps. Ce changement est tout aussi positif pour l’entreprise, car j’étais l’empereur du micro-management ! Cette décision paraissait folle à une époque où le télétravail n’était pas démocratisé mais, même si ce n’est pas le plus efficace, elle s’est avérée le meilleur compromis famille/travail.
Quand je suis entré dans l’horlogerie, il s’agissait d’un métier d’artisanat. Le métier s’est industrialisé, ce qui amène de la fiabilité et de la reproductivité, mais laisse parfois la dimension humaine sur le bord du chemin. J’essaye avec MB&F de la préserver.
Vos créations tranchent par leurs inspirations futuristes et issues de la culture populaire. Comment définiriez-vous le style MB&F ?
La création, c’est pour moi le lien à l’enfance. Les premiers modèles, les Horological Machines, sont un peu ma psychothérapie et renvoient aux héros de mon enfance dont nous parlions plus tôt. Ces clins d’œil sont inconscients : j’imagine un modèle avant de soudain réaliser qu’il ressemble à une navette spatiale, ou à un modèle automobile que j’aime.
La deuxième source d’inspiration est l’histoire de l’horlogerie elle-même. Ce sont les Legacy Machines, qui constituent nos premiers modèles ronds et sont des projets beaucoup plus cérébraux. Ils rendent hommage aux grands horlogers des XVIIIe et XIXe siècles qui ont inventé les éléments de structure toujours à l’œuvre d’aujourd’hui.
Mon approche n’a pas toujours été facile à expliquer : beaucoup me disaient qu’ils ne comprenaient pas ce que nous faisions. C’est pour cela que nous avons ouvert en 2011 une galerie d’art mécanique à Genève, la M.A.D.Gallery, qui présente les arts cinétiques d’autres artistes pour aider à expliquer notre approche.
Vous parliez plus tôt de votre succession. Comment l’envisagez-vous ?
C’est une question que j’ai commencé à me poser en 2020, quand la demande a explosé. J’avais 55 ans, ce qui n’est pas vieux, mais, autour de moi, certaines personnes de mon âge disparaissaient et cela m’a forcé à me poser la question. La succession des fondateurs est d’ailleurs un sujet central pour les PME suisses, mais personne ne l’aborde. J’ai deux filles, qui sont très jeunes. Je ne sais pas si elles souhaiteront entrer dans l’entreprise ni si elles auront les capacités pour cela.
En avril 2022, j’ai exposé ces questionnements aux responsables de Chanel, une maison familiale qui a toujours investi à très long terme. L’entreprise produit depuis vingt ans les boucles déployantes de nos montres. Nous avons depuis acté un partenariat incluant une participation de 25% de Chanel dans MB&F. Notre accord est qu’à mon départ, si ma famille n’est pas en mesure de reprendre la société, celle-ci sera gérée par Chanel.
Vous avez reçu l’Aiguille d’Or 2022, le prix horloger le plus prestigieux. Qu’est-ce que cela a changé pour vous ?
Au fil des années, nous avons été primés neuf fois au Grand Prix d'Horlogerie de Genève et à chaque fois dans des catégories différentes. L’apothéose a effectivement été l’Aiguille d’Or reçue en 2022 pour le modèle Legacy Machine Sequential EVO. La spécificité de cette montre signée Stephen McDonnell est d’intégrer un chronographe qui ne perd pas d’amplitude au démarrage. Tout mouvement chronographe, depuis les origines de l’horlogerie, perd en précision au moment de l’enclencher : il est le premier à avoir trouvé la solution technique à cette problématique. Ces prix n’ont que peu d’impact sur la réussite commerciale de l’entreprise, mais ils constituent une formidable reconnaissance du travail de l’équipe.
Maximilian Büsser reçoit l’Aiguille d’Or 2022
Cette folle aventure entrepreneuriale vous a-t-elle comblée ?
Quand je suis entré dans l’horlogerie, il s’agissait d’un métier d’artisanat. Le métier s’est industrialisé, ce qui amène de la fiabilité et de la reproductivité, mais laisse parfois la dimension humaine sur le bord du chemin. J’essaye avec MB&F de la préserver. Rien de ce que nous avons accompli n’était prévu au départ et la réussite de l’entreprise va bien au-delà de ce dont j’ai pu rêver. J’ai suivi mes valeurs : la soif d’innovation, le goût de travailler avec des personnes dont je me sens proche, l’envie de créer de la beauté.
PROFIL
1991
Obtient son diplôme EPFL en microtechnique et débute sa carrière au sein de Jaeger-LeCoultre
1998
Nommé directeur de la branche horlogère de Harry Winston
2005
Fonde MB&F
2014
Déménage pour Dubaï
2022
MB&F reçoit l’Aiguille d’Or, le plus prestigieux prix horloger
Photos : MB&F

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