Auréline Grange, cofondatrice d'Open Forest Protocol : « Planter des arbres, c’est aussi réhabiliter des écosystèmes »
Diplômée en sciences et ingénierie de l’environnement à l’EPFL, Auréline Grange a cofondé l’ONG On A Mission en 2019, puis la start-up Open Forest Protocol en 2020. L’une finance des projets de reforestation en lien étroit avec les communautés locales, l’autre développe une technologie open source et transparente de suivi forestier, grâce à la blockchain. Une trajectoire à la croisée de l’innovation technologique et de l’entrepreneuriat engagé.
Vous avez grandi dans un petit village de Haute-Savoie. Peut-on dire que votre lien à la nature remonte à l’enfance ?
Oui, tout à fait. J’ai passé mon enfance à la campagne, à une dizaine de minutes d’Evian-les-Bains. Nous vivions juste à côté de mes grands-parents. J’adorais être dehors, je passais beaucoup de temps à jardiner avec mon grand-père et à soigner des animaux blessés.
Comment cela vous a-t-il amené à rejoindre l’EPFL pour y étudier les sciences et l’ingénierie de l’environnement ?
J’étais une élève curieuse, je réussissais aussi bien en sciences qu’en langues sans pour autant ressentir de vocation précise. J’ai d’abord envisagé la médecine vétérinaire et réalisé un stage dans le domaine alors que j’avais 16 ans. J’ai vite compris que cela ne serait pas pour moi car trop routinier.
Ma sœur, qui s’intéressait à l’architecture, avait identifié l’EPFL et m’avait encouragée à me rendre aux journées des gymnasiens. Celles-ci ont été décisives. Après avoir exploré les sections microtechnique, architecture et sciences et ingénierie de l’environnement (SIE), j’ai eu un véritable coup de cœur pour cette dernière. J’ai mis toutes les chances de mon côté pour viser l’excellence au baccalauréat français et pouvoir rejoindre l’EPFL.
Pourquoi avoir choisi la section SIE ?
J’ai toujours été attirée par les questions environnementales, de la gestion de l’eau aux énergies renouvelables, en passant par les modélisations des phénomènes environnementaux. SIE me paraissait la meilleure voie pour les explorer . En 2008, il était cependant encore difficile d’imaginer toutes les carrières possibles dans ces domaines.
Dès mon arrivée à l’EPFL, j’ai apprécié l’atmosphère de travail très positive. Les cours étaient passionnants et les opportunités d’échanges à l’international nombreuses. J’ai pu passer ma troisième année à l’Université de Waterloo au Canada, puis réaliser mon projet de master, en 2013, à l’Université de Princeton, aux Etats-Unis, où j’ai travaillé sur la modélisation hydrologique des crues éclair. Cet exercice, à la croisée de l’analyse de risque et des enjeux climatiques, a confirmé mon envie de m’engager professionnellement pour la résilience des territoires face au changement climatique.
Vous commencez ensuite votre carrière chez CSD Ingénieurs en 2014.
J’avais eu l’occasion de collaborer avec CSD Ingénieurs durant mes études sur un projet dédié à la collecte des déchets en Albanie, pour une région où il n’y avait aucun système en place. Nous avons développé des algorithmes pour optimiser les coûts d’investissement et d’opération, mais aussi définir les éléments plus opérationnels comme le nombre et l’emplacement des stations de transfert ou la modélisation des trajets des camions. Ce projet ayant convaincu les autorités locales, CSD a pu continuer les phases d’implémentation. Le succès de ce projet a sans doute facilité mon recrutement. J’ai ensuite contribué à des projets aussi divers que novateurs : études d’impact sur l’environnement pour des carrières et gravières, projet d’une installation de géothermie profonde, ainsi que des projets internes de digitalisation menés à l’échelle du groupe.
C’est à cette époque que vous co-fondez l’ONG On A Mission ?
En effet. En 2019, un de mes collègues, Frédéric Fournier, m’a fait part de son envie de développer un projet en lien avec la reforestation et m’a proposé de le rejoindre. J’ai d’abord décliné : je travaillais de 8h à 18h chez CSD, j’assurais un mandat de 20% au sein d’un laboratoire de l’EPFL et je consacrais mon temps libre à MoonCode, un projet entrepreneurial axé sur le développement d’applications mobiles. Lorsque nous avons décidé d’y mettre un terme, j’y ai vu l’occasion de me lancer dans un nouveau projet qui avait plus de sens pour moi.
Quel était votre objectif avec On A Mission ?
Notre ambition était de créer une ONG capable de financer des projets de reforestation de haute qualité avec des exigences strictes : implication des communautés locales, plantation d’espèces natives, impact durable. Nous avons commencé par contacter des ONG reconnues au Kenya, à Madagascar, ou encore au Népal. Petit à petit, nous avons identifié des partenaires fiables et de plus petite taille, mais très ancrés dans les territoires. Ceci est indispensable, car les projets de reforestation requièrent une collaboration pendant au minimum une décennie.
D’où proviennent les financements ?
Nos financements proviennent d’entreprises de toutes tailles et actives dans une grande variété de pays, de la Suisse au Royaume-Uni en passant par les Émirats. Elles investissent de manière philanthropique dans notre portfolio de projets. Nous leur apportons une expertise : nous sélectionnons les initiatives, servons d’intermédiaire de confiance avec les acteurs locaux et assurons le suivi et le reporting.
C’est précisément ce reporting qui vous a donné envie d’aller plus loin ?
Oui. A l’époque, les ONG de terrain consacraient un temps considérable à rédiger des rapports pour chacun de leurs bailleurs de fonds. De plus, la majorité des ONG ne pouvait tout simplement pas accéder au marché des crédits carbone : leurs projets, de taille trop modeste, ne justifiaient pas des démarches de certification longues et onéreuses. Elles se retrouvaient donc en quête permanente de financements, faute de revenus. C’est de ce constat que, en 2020, nous avons tiré l’idée d’une solution technologique dédiée au suivi forestier, qui permettrait un suivi efficace et garantirait une meilleure sécurité financière aux acteurs locaux. Après huit mois à combiner un emploi et le développement de ce nouvel outil, nous avons pris la décision de nous lancer à plein temps. Ce choix n’a pas été anodin : je m’épanouissais vraiment chez CSD Ingénieurs et j’ai une tendance naturelle à privilégier la stabilité.
C’est ainsi qu’est née votre entreprise, Open Forest Protocol. Pouvez-vous nous expliquer comment fonctionne votre technologie ?
Prenons l’exemple d’une organisation locale en Afrique, en Amérique du Sud ou ailleurs dans le monde, qui porte un projet de reforestation ou de restauration d’écosystème. La première étape pour elle est d’enregistrer son projet sur notre plateforme et de remplir un questionnaire. Nous analysons la demande et évaluons si elle répond aux critères d’éligibilité. Si l’évaluation est positive, l’organisation peut commencer à utiliser notre solution. Grâce à notre application mobile, l’organisation collecte les données de terrain telles que l’état des arbres, leur hauteur et circonférence, et des photos géolocalisées. L’application permet une collecte de données standardisée, est simple d’utilisation et son verrouillage géographique empêche tout relevé hors de la zone du projet.
Comment ces données sont-elles protégées par la blockchain ?
Nous avons mis en place un réseau décentralisé de validateurs indépendants composé d’experts forestiers, de consultants et d’analystes d’images satellites, qui examinent et votent pour confirmer l’exactitude des données. Cette architecture élimine les conflits d’intérêts : à la différence des modèles classiques, le porteur de projet ne rémunère pas son contrôleur. Une fois validées, toutes les données, les rapports de monitoring et les validations sont enregistrés sur une blockchain. Ce registre immuable assure une traçabilité totale : les données sont publiques, transparentes et ne peuvent être modifiées. Nous avons aussi créé une interface interactive qui permet de suivre l’évolution du projet et des données associées. C’est un outil bien plus simple et agréable que les standards en place jusqu’ici, limités à de longs rapports PDF.
Votre entreprise repose sur une expertise technologique pointue : développement informatique, blockchain, géolocalisation. Pourtant, vous êtes une petite équipe. Comment fonctionnez-vous en interne ?
Frédéric et moi apportons l’expertise du terrain et du marché, issue de nos parcours dans le consulting en environnement et des projets de reforestation que nous avons suivis et développés. Michael, notre troisième cofondateur, est spécialisé en infrastructure blockchain. Enfin, nous avons une équipe de développeurs extrêmement compétente. L’entreprise est entièrement décentralisée : Frédéric et moi sommes en Suisse, Michael aux Etats-Unis, la plupart des développeurs sont en Ukraine et le reste de l’équipe est réparti à travers le monde, au plus près de nos projets et partenaires locaux.
Pouvez-vous nous donner un exemple de projet financé, particulièrement parlant selon vous ?
Nous accompagnons actuellement plus de 300 projets répartis dans plus de vingt pays. L’un des plus marquants se situe au Pérou, car il a eu un impact direct sur la biodiversité et la faune. Certaines espèces qui avaient disparu sont revenues s’installer sur place, comme le jaguar.
D’autres projets en Afrique, au Kenya notamment, me sont chers car ce sont des zones où le réchauffement climatique se fait particulièrement ressentir : sècheresses, cultures impactées, etc. Bien souvent, les propriétaires locaux devaient déforester pour vendre le bois ou exploiter le charbon pour subvenir à leurs besoins. En finançant la plantation d’essences indigènes et en ouvrant l’accès aux marchés du carbone, nous transformons cette logique : les communautés peuvent désormais restaurer leur environnement tout en générant des revenus durables. Ces deux cas illustrent notre conviction : planter des arbres, c’est aussi réhabiliter des écosystèmes entiers et garantir des revenus aux acteurs locaux.
Le marché du crédit carbone est actuellement évalué à près de 3 milliards de dollars. Pourtant, il reste très opaque. Comment fonctionne-t-il ?
Un crédit carbone est un certificat qui représente la compensation d’une tonne de CO₂ qui a été évitée ou retirée de l’atmosphère grâce à un projet environnemental, et qui peut être acheté, notamment par des organisations, pour compenser leurs propres émissions. Il existe deux types principaux de crédits carbone : les crédits d’évitement, qui préviennent les émissions par la préservation de forêts menacées par exemple, et les crédits d’élimination, qui retirent du carbone, basés par exemple sur la reforestation ou le stockage de carbone dans les sols.
Le cabinet de conseil McKinsey estime que ce marché pourrait atteindre 50 milliards d’ici 2050. Les principaux acheteurs sont des entreprises engagées sur la voie du « zéro émission nette ». Certaines investissent et financent aussi des projets de reforestation dès leur lancement, pour sécuriser des volumes de crédits carbone futurs et contrôler les coûts, en anticipant une hausse des prix. Un crédit carbone généré par Open Forest Protocol se négocie aujourd’hui à partir de 40$.
Combiner une logique de marché aux enjeux de durabilité peut paraître contradictoire. Le système de crédit carbone est-il pertinent selon vous, ou cherchez-vous surtout à en atténuer les dérives ?
Ce système existe depuis une vingtaine d’années et présente de clairs avantages : il permet de financer des projets environnementaux qui ne pourraient pas l’être autrement, dans des territoires où le besoin est criant. Cependant, pour s’assurer qu’il s’agisse d’un système juste et pérenne, il doit évoluer et être amélioré. C’est tout le but de notre entreprise.
De notre point de vue, il est nécessaire de réduire le nombre d’intermédiaires afin que la majeure partie des revenus revienne aux organisations et communautés locales : c’est ce que nous faisons en proposant une solution leur permettant de gérer entièrement leurs projets. De plus, il est indispensable d’assurer la qualité des initiatives financées : un crédit carbone a plus de sens s’il repose sur des actions bénéfiques pour la biodiversité, et non sur un simple stockage de CO₂ par les forêts. Là aussi c’est ce que nous cherchons à contrôler et j’espère que la législation le fera aussi dans le futur. Nous ne souhaitons pas bouleverser le système financier existant, mais en tirer le meilleur et l’améliorer pour générer dès à présent un impact environnemental et social.
Quel est l’obstacle principal auquel vous vous soyez heurté ?
Les phases de levées de fonds sont des moments intenses et chronophages. Il est nécessaire d’y investir beaucoup d’énergie et de remanier temporairement les tâches de certaines personnes. Une partie des ressources n’est donc plus dédiée à la croissance de l’entreprise.
Cependant, notre plus grand défi a certainement été le début de la guerre en Ukraine. En février 2022, nous étions à deux mois de sortir la première version de nos produits. L’incertitude était totale pour nos développeurs sur place : risque d’enrôlement, nécessité de quitter le pays, coupures d’électricité. Pour finir, aucun d’entre eux n’a dû partir au front et certains ont déménagé temporairement ailleurs en Europe ou dans l’Ouest de l’Ukraine avant de revenir à Kiev.
Vous avez mené de front un emploi de salariée et le développement de votre entreprise. Aujourd’hui vous êtes dirigeante d’entreprise, ce qui demande un fort investissement personnel. Comment parvenez-vous à garder un équilibre ?
À l’époque où je cumulais un poste à plein temps, la gestion d’On A Mission et le lancement d’Open Forest Protocol : mes soirées et week‑ends étaient presque inexistants. J’avais accepté cette contrainte en sachant qu’elle n’était ni viable ni saine sur la durée. Je peux aujourd’hui me concentrer sur Open Forest Protocol car nous avons recruté une personne à temps plein pour gérer On A Mission. Je ne travaille plus jusqu’à minuit ni tous les week‑ends : j’alterne phases d’activité intense et périodes un peu plus calmes. Et puis je recharge mes batteries en kitesurf, en ski, en VTT. Toujours des activités de plein air ! Je suis convaincue qu’une aventure entrepreneuriale réussie ressemble davantage à un marathon bien géré qu’à un sprint avec burn-out.
Avez-vous un conseil pour les étudiantes et étudiants de l’EPFL qui imagineraient se lancer dans l’entrepreneuriat ?
Ne vous enfermez pas dans une case. Je ne pensais pas être “faite” pour l’entrepreneuriat car j’ai une nature prudente. Mais si un sujet vous passionne, foncez. Cultivez votre curiosité intellectuelle, soyez à l’aise avec l’idée d’apprendre très rapidement dans des domaines que vous ne maîtrisez pas encore, entraînez-vous à analyser et à prendre des décisions réfléchies et rapides. Le risque est secondaire quand on agit pour une cause qui nous tient à cœur.
Profil
2013
Obtient son diplôme EPFL en Sciences et ingénierie de l’environnement
2014
Débute sa carrière au sein de CSD Ingénieurs
2019
Lance l’ONG On A Mission pour financer des projets de reforestation
2020
Co-fonde Open Forest Protocol, une plateforme permettant à des projets de reforestation de suivre, vérifier et certifier l’évolution de leurs terres de manière transparente et décentralisée

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