«L'intégration des outils soutenus par l'IA dans notre quotidien se fera très naturellement»
Diplômée de l’EPFL en informatique, Silvia Quarteroni est aujourd’hui directrice de la transformation et de l’innovation du Swiss Data Science Center. Experte dans le domaine de l’intelligence artificielle, elle décrypte la visibilité nouvelle de son domaine de prédilection et les enjeux des années à venir.
Vous avez débuté vos études en lettres, avant de rejoindre l’EPFL. Comment avez-vous basculé vers les sciences ?
En effet, lors de mon gymnase en Italie, je m’étais orientée vers la filière littéraire. J’ai passé ma maturité en 1999, en pleine bulle informatique, et j’étais très curieuse vis-à-vis de ce domaine, en particulier du fonctionnement des moteurs de recherche. En section littéraire, j’avais suivi beaucoup de cours de linguistique et cela me fascinait de comprendre comment les ordinateurs appréhendaient le langage humain. Pour moi, le lien était donc assez direct. C’est ainsi que j’ai rejoint l’EPFL pour un master en informatique.
Plus spécifiquement, comment est née votre passion pour l’intelligence artificielle et comment l’avez-vous nourrie durant vos études ?
Cet intérêt pour les moteurs de recherche m’a naturellement conduite vers l’intelligence artificielle, car celle-ci permet d’augmenter la pertinence des résultats qu’ils produisent, grâce par exemple aux systèmes de question-réponse. À mon arrivée à l’EPFL, je me suis inscrite à tous les cours proposés dans le domaine et plus spécifiquement à ceux consacrés au machine learning. Cette cohérence m’a suivie tout au long mes études à l’EPFL puisque j’ai consacré ma thèse de master aux systèmes de dialogue homme-machine.
Lorsque j’ai obtenu mon diplôme en 2004, j’ai souhaité approfondir mes connaissances dans le domaine du Natural Language Processing. Je n’avais que vingt-deux ans et je me suis donc tournée vers un doctorat en rejoignant l’Université de York grâce à une bourse. J’y ai étudié les modèles interactifs de question-réponse, qui constituaient en réalité les premiers chatbots. L’impact médiatique de ChatGPT a d’ailleurs été en partie une surprise pour moi, car la technologie existait depuis plus de vingt ans.
Outre l’académique, vous avez une bonne connaissance de l’industrie puisque vous avez passé plus de six ans chez ELCA, qui fournit des solutions informatiques sur mesure aux entreprises. Que vous a apporté cette expérience ?
Au terme de mon doctorat, j’ai choisi de poursuivre dans la recherche en rejoignant l’Université de Trento puis le Politecnico di Milano pour contribuer à deux projets européens touchant le langage naturel, le traitement de la parole et la composition efficace de services web pour adresser des besoins complexes : planification d’événements, recherche immobilière... Après ces expériences, j’ai ressenti le besoin d’avoir un impact plus direct sur les utilisateurs et utilisatrices et le monde de l’entreprise. J’ai exploré différentes options et celle d’un retour en Suisse, avec la diversité d’entreprises et d’industries qui y sont implantées, mais aussi l’esprit entrepreneurial qui y règne, s’est rapidement imposée.
J’ai donc rejoint ELCA en 2012 et ce fut une expérience enrichissante et formatrice. Après quelques années en tant que spécialiste technique, j’ai évolué vers un poste de senior manager. Cette transition m’a ouvert les portes d’une dimension plus stratégique et managériale, où j’ai pris en charge la gestion des relations avec les clients, des projets, ainsi que d’une petite équipe. Cette expérience s’est avérée très complémentaire de mon parcours dans l’académique et m’a permis de mieux comprendre les besoins des entreprises et du secteur public. La dimension humaine et managériale m’a également beaucoup enrichie : j’ai réalisé à quel point elle était essentielle pour avoir un réel impact et faciliter l’adoption de l’innovation dans la société.
Vous êtes aujourd’hui directrice de la transformation et de l’innovation du Swiss Data Science Center. Comment avez-vous rejoint le SDSC ?
Je connaissais l’existence du centre depuis ses débuts : j’avais assisté à plusieurs évènements à l’EPFL, lors de sa fondation en 2017. Un de mes camarades de volée, Sandro Saitta, y travaillait et m’a parlé de son expérience et des opportunités de recrutement.
La perspective de travailler au SDSC a tout de suite été une évidence pour moi, notamment en raison de son innovation de pointe et son impact direct sur la société. J’ai eu la chance de rejoindre l’équipe innovation, qui venait tout juste de se constituer. Actuellement, je supervise une équipe de 25 personnes dédiée à la conduite de projets d'innovation stratégique auprès de nos partenaires commerciaux et institutionnels. Je suis également responsable de la gestion des programmes de formation continue en science des données, afin de favoriser son expansion dans le tissu économique.
« La santé, l’énergie et l’environnement sont trois axes forts autour desquels le Swiss Data Science Center construit ses collaborations. »
Le SDSC propose aux entreprises des solutions sur mesure en termes d’intelligence artificielle. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
Nous avons développé des collaborations dans la plupart des secteurs d’activité présents en Suisse, aussi bien dans l’industrie privée que dans le secteur public et les organisations non gouvernementales. La santé, l’énergie et l’environnement sont trois axes forts autour desquels le SDSC construit ses collaborations.
Dans le domaine de la santé par exemple, dans le cadre de nos collaborations avec des hôpitaux universitaires, nous avons introduit l’IA dans des processus de tests cliniques afin d’identifier plus précisément les patients les plus à risque d’effets secondaires vis-à-vis d’un traitement donné. Côté industrie, notre projet avec l’entreprise Bühler consiste à identifier, à l’aide de l’intelligence artificielle, les points d’amélioration énergétiques d’un site de production, tout en maintenant la productivité. Dans le secteur public enfin, nous avons travaillé avec l’Office fédéral de l’énergie sur le suivi de la consommation d’énergie et les résultats sont aujourd’hui visibles sous la forme d’un tableau de bord.
Ce ne sont que quelques exemples. Dans tous nos projets, le dénominateur commun est l’utilisation et le traitement des données dans le but de fournir une solution concrète et robuste, prête à être déployée, et ayant pour objectif un impact sociétal positif. Cette capacité à mener l’innovation de bout en bout et de manière responsable, depuis l’analyse des données jusqu’à la conception et à l’industrialisation d’une solution, est vraiment ce qui constitue la force du SDSC. Financièrement, ces activités sont assumées par les entreprises et institutions partenaires, les fonds publics dont bénéficie le SDSC étant consacrés à ses activités académiques.
Vous dites avoir été surprise par l’impact médiatique de ChatGPT. Pourquoi l’IA est-elle soudainement devenue un sujet central alors qu’elle est présente dans nos vies depuis les origines de l’informatique?
Selon moi, cela vient du fait que, pour la première fois, les utilisatrices et utilisateurs sont mis sans aucun filtre face à la technologie. Auparavant, l’IA se « cachait » derrière des interfaces, qu’il s’agisse des moteurs de recherche, des recommandations sur les sites de vente en ligne ou de plateformes de streaming, par exemple. En étant face à un modèle de langage comme celui-ci, les potentialités disruptives de ce type de technologies deviennent totalement apparentes. Le second facteur réside bien entendu dans l’illusion d’avoir une personne face à soi. Le dialogue est cohérent, même lorsqu’il est long, bien loin des chatbots très limités d’il y a quelques années.
« La visibilité de ChatGPT constitue une excellente occasion d’attirer l’attention sur les enjeux liés à l’IA dans sa globalité. »
En tant que spécialiste, quel regard portez-vous sur ces technologies d’intelligence artificielle générative si médiatiques ?
Comme je baigne dans ce domaine depuis un certain temps, la technologie de ChatGPT m’est apparue comme l’évolution logique des versions précédentes. Il n’y a donc pas eu de réelle surprise. Mais sa visibilité constitue une excellente occasion d’attirer l’attention sur les enjeux liés à l’IA dans sa globalité. Les entreprises aussi bien que les individus réalisent mieux les possibilités de traitement de l’information non structurée offertes aujourd’hui par la technologie, qu’il s’agisse du langage, de l’image ou de l’audio. Plus largement, les potentialités pour présenter les données et l’information de manière efficace sont énormes ; je pense par exemple au domaine de la santé et à la médecine personnalisée où l’utilisation de ces technologies peut avoir un réel impact. Il est donc important de comprendre que les outils sont déjà disponibles et que les interfaces de dialogues comme ChatGPT ne sont que la pointe émergée de l’iceberg.
À quoi ressembleront les postes de demain ? Sera-t-il possible de préserver la diversité actuelle des métiers ainsi que les emplois moins qualifiés ?
Je suis personnellement très optimiste sur ce point, tout en ayant conscience que d’autres le sont moins que moi. Chaque poste sera certainement redéfini, du moins partiellement. Mais tout comme nous avons tous appris à utiliser un ordinateur et un téléphone, je pense que l’intégration des outils soutenus par l’intelligence artificielle dans notre quotidien se fera très naturellement. S’assurer que la transition des métiers moins qualifiés vers ces technologies se déroule correctement sera probablement un enjeu de société important. Par ailleurs, l’IA représentera un outil qui n’empêchera pas la composante humaine de demeurer essentielle, en particulier dans des métiers comme les soins ou l’éducation par exemple.
Comme vous le soulignez, votre vision est très positive. Pourquoi alors cette peur de la part d’une partie de la population, selon vous ?
Comprendre ce que recouvrent réellement ces technologies demande du temps, or la nouveauté peut être intimidante. Et nous sommes ici face à une technologie qui se développe extrêmement vite, ce qui peut accentuer ce sentiment. Il est naturel de se demander si on sera à la hauteur face à la technologie et ce type de doutes a existé à chaque étape de l’évolution technologique. Cette vision négative est aussi véhiculée par une partie des médias, qui peuvent y voir un moyen d’attirer leur audience, car il est facile d’utiliser l’innovation technologique pour faire peur. En revanche, tout comme d’autres technologies, il est vrai que l’intelligence artificielle peut ne pas être toujours utilisée de manière positive. C’est pourquoi il faut rester vigilant. Dans ce contexte, des institutions comme l’EPFL ont un rôle essentiel à jouer pour promouvoir cette vigilance, encadrer l’utilisation de ces technologies, et initier une démarche pédagogique, afin de s’assurer que la population puisse se faire son opinion de manière neutre et informée.
L’une des peurs tient dans les hallucinations de ces outils. Comment faire confiance à l’IA générative alors qu’elle est susceptible de se tromper ?
Les modèles de langage génératifs génèrent un contenu nouveau, qui n’a pas été contrôlé et présente donc le risque d’être erroné. Cependant, cette problématique n’est pas propre à la technologie : elle existait déjà et les « fake news » en sont un exemple. Concernant les hallucinations, il existe déjà quelques solutions techniques pour y faire face. Mais il est aussi essentiel que les individus et les entreprises fassent preuve de discernement afin de déterminer quand utiliser l’intelligence artificielle générative et quand il vaut mieux s’en abstenir. Par ailleurs, ces hallucinations sont propres aux modèles de langage. Cela ne concerne donc pas la grande majorité des modèles d’IA utilisés par les entreprises en Suisse.
« Plutôt que de tout verrouiller au risque de perdre en compétitivité, une voie pourrait être de poser un cadre légal clair, mais suffisamment souple pour qu’il puisse être implémenté de manière évolutive. »
De nombreux acteurs demandent un cadre législatif plus fort et plus clair vis-à-vis de l’IA. Une harmonisation à l’échelle globale est-elle réaliste ? Et par qui cette législation devrait-elle être conduite, alors qu’elle demande des connaissances techniques pointues ?
C’est une très bonne question. Aujourd’hui, il existe autant de points de vue que de pays en termes d’IA. Les politiques économiques sont elles aussi extrêmement variées d’un pays à l’autre, or l’IA est un enjeu économique majeur, estimé à 3-4 trillions de dollars par McKinsey en 2023. Penser que tous les pays s’aligneront sur un même cadre légal est probablement utopique. Chaque pays doit donc mener sa propre réflexion pour garantir les droits de sa population, tout en évaluant l’opportunité de rester compétitif vis-à-vis de ces technologies. Ce n’est pas une tâche facile et il est en effet indispensable que les personnes qui prennent ces décisions aient une connaissance approfondie des outils. Plutôt que de tout verrouiller au risque de perdre en compétitivité, une voie pourrait être de poser un cadre légal clair, mais suffisamment souple pour qu’il puisse être implémenté de manière évolutive.
Mais selon moi, au lieu de légiférer sur une multitude de technologies, il est avant tout nécessaire de le faire sur les processus à suivre et les contextes dans lesquels celles-ci pourraient être utilisées. Prenons l’exemple des véhicules autonomes : l’essentiel est de légiférer sur la conduite au sens large et non sur la conduite autonome spécifiquement. La technologie doit alors se développer en accord avec ce cadre légal.
Pourquoi est-il essentiel d’avoir une intelligence artificielle suisse et en quoi l’EPFL est-elle un lieu clé pour cela ?
Il n’est pas nécessaire de développer une version suisse de chaque outil. En revanche, il est essentiel de tirer profit du potentiel de l’IA pour l’adapter au contexte spécifique de notre pays. Au-delà des technologies existantes, le fait que la Suisse se positionne comme une place internationale forte dans le domaine permettra de former les spécialistes et, qui sait, de peut-être développer les technologies majeures de demain. Il s’agit d’opportunités économiques importantes.
Cette vision nécessite une excellence académique dont l’EPFL est l’un des meilleurs représentants. L’École attire de plus en plus de talents du monde entier et constitue un pôle d’innovation majeur. Par ailleurs, l’EPFL a fait un excellent travail pour introduire l’intelligence artificielle dès le bachelor dans toutes les disciplines et l’inscrire dans des domaines d’application potentiels. Cela garantit que les spécialistes informatiques ne seront pas les seuls à s’approprier ces technologies, mais que ce sera également le cas des architectes, des chimistes...
Outre le Swiss Data Science Center, plusieurs institutions et programmes dédiés à l’intelligence artificielle ont été mis en place ces dernières années: les centres AI de l’EPFL et de l’ETH, l’Initiative SwissAI… Comment ces différentes entités collaborent-elles ?
Les centres AI de l’EPFL et de l’ETH sont très complémentaires de notre mission : ils jouent un rôle central dans le domaine de la recherche fondamentale, quand le SDSC s’oriente plus vers une dimension appliquée et « translationnelle ». Concernant l’Initiative SwissAI, le SDSC s’y implique fortement, avec pour mission de traduire ces technologies en solutions concrètes pour les entreprises et plus généralement la société. Nous collaborons également avec des entités cantonales et fédérales : l’Office fédéral de la statistique ou le CHUV ont par exemple mis en place des centres de compétences en intelligence artificielle avec lesquels nous dialoguons régulièrement.
Avec l’expérience qui est la vôtre dans l’académique et l’industrie, êtes-vous tentée de vous tourner un jour vers l’entrepreneuriat ?
Oui, mais je n’ai pas encore trouvé comment satisfaire cette curiosité ! Cependant, je m’implique déjà auprès des entrepreneurs, en tant que membre du Conseil de l’Innovation d’Innosuisse.
PROFIL
- 1981 Naissance en Italie
- 2004 Diplôme en informatique de l’EPFL
- 2007 Doctorat de l’Université de York
- 2012 Retour en Suisse, chez ELCA
- 2019 Rejoint le SDSC
- 2022 Nommée directrice de la transformation et de l’innovation du SDSC
Crédit photo: Adrien Buttier - EPFL
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