«J'ai été l'un des premiers à être engagé à l'étranger par Facebook»
Cette interview est parue dans le numéro "Printemps 2021" du magazine de l'EPFL Dimensions.
Après son doctorat à l’EPFL, Rodrigo Schmidt a connu les débuts de Facebook et d’Instagram. L’ingénieur informaticien y occupe depuis près de quinze ans des postes de direction.
Comment vous a-t-il été possible de rejoindre Facebook alors que vous étiez jeune diplômé de l’EPFL?
Je suis originaire du Brésil et j’ai intégré l’EPFL pour mon doctorat de science informatique. J’ai obtenu mon diplôme début 2008 et grâce à une bourse à l’innovation, je suis resté quelques mois de plus à l’EPFL pour mener des recherches postdoctorales. J’aurais vraiment voulu rester en Suisse, mais les options qui s’ouvraient à moi étaient limitées et les opportunités n’étaient pas les mêmes que dans des pôles high-tech de plus grande envergure. J’ai donc passé des entretiens avec Microsoft, Intel, Yahoo! Labs à Barcelone et quelques autres. Et puis il y avait cette start-up, Facebook, qui n’employait qu’une petite centaine de personnes. Pour l’anecdote : comme à cette époque ils ne recrutaient pas à l’international, ils n’ont pas voulu prendre en charge mon billet d’avion pour me rendre à l’entretien en Californie. Mais je devais de toute façon me rendre aux Etats-Unis pour une conférence à Seattle, alors ils ont dit : « OK, on te rembourse le billet d’avion de Seattle à Palo Alto. » J’ai appris que j’avais décroché le poste pendant mon voyage de retour en Suisse, et en octobre 2008, j’ai officiellement commencé à travailler chez Facebook. Un de mes amis également diplômés de l’EPFL, Alok Menghrajani, et moi-même avons été parmi les tous premiers à être embauchés à l’international par Facebook.
Vous êtes aujourd’hui Senior Director of Engineering chez Instagram. Qu’est-ce qui vous a amené dans cette entreprise et quelles fonctions y occupez-vous?
En fait, j’ai déjà été recruté deux fois par Instagram. La première fois, c’était en 2013, un an après l’acquisition de l’entreprise par Facebook. Étant moi-même utilisateur d’Instagram que j’appréciais beaucoup et souhaitant rejoindre l’entreprise, j’ai proposé mon aide. À cette époque, Instagram se développait de façon fulgurante et ses systèmes d’ingénierie avaient encore une grande marge de progression. Par exemple, les recommandations de contenus faites aux utilisateurs n’étaient pas personnalisées, et certaines solutions simplistes basées uniquement sur le nombre de likes favorisaient la prolifération de contenus manquant de pertinence comme les mèmes internet. Même le fait que les feeds soient fondés uniquement sur la chronologie, en faisant apparaitre les posts les plus récents en premier, rendait les choses trop faciles à contourner — il suffisait de publier du contenu en permanence pour arriver en tête du feed de son audience. J’ai participé à la création de notre équipe « données et personnalisation » pour améliorer notre produit grâce à des données de meilleure qualité et en mettant en place des systèmes d’apprentissage automatique. Résultat, Instagram offre désormais une expérience plus riche et plus individualisée. Cette vision a culminé dans le lancement du feed classé et des stories Instagram en 2016. À ce moment-là, j’ai senti qu’une page se tournait pour moi et j’ai décidé de quitter l’entreprise. Mais après un bref passage au sein d’une autre start-up, j’ai réintégré Facebook. Je suis revenu chez Instagram en 2018 pour superviser nos activités d’ingénierie dans l’ensemble des domaines de la monétisation, du commerce, de la découverte de contenus et des outils pour les créateurs. Le but général de notre groupe de produits, baptisé Interests, est d’aider les gens à se connecter aux choses qu’ils aiment. Nous sommes responsables de nombreuses fonctionnalités comme Ads, Shop, des outils créateur, IGTV, ou Rechercher et Explorer pour n’en citer que quelques-unes.
Sur le milliard de comptes actifs Instagram, 200 millions commercialisent des produits. Instagram est-il en train de devenir un réseau marketing plus qu’un réseau social?
Je pense qu’Instagram propose un mix équilibré ! Pour une très grande part, la raison pour laquelle les gens s’inscrivent sur Instagram relève de l’aspect social — prenez les Stories par exemple. La principale raison pour laquelle la plupart des gens vont sur Instagram reste les amis et la famille. Mais ce qui caractérise Instagram, c’est justement qu’on peut se connecter à ses centres d’intérêt au sens large — la famille et les amis, bien sûr, mais aussi d’autres intérêts comme, disons, la cuisine ou le sport. C’est sans doute ce qui fait qu’Instagram est différent : c’est avant tout un réseau fondé sur les « intérêts ».
Et en tant que tel, il offre plus d’espace pour les contenus commerciaux en général, même en dehors des publicités payantes, qu’ils proviennent de créateurs, de comptes d’intérêt ou de personnes ordinaires. Il y a quelques années, ma femme et moi avons rénové notre maison. Nous avons trouvé des meubles qui nous plaisaient sur les comptes de décoration que nous suivions sur Instagram, mais il a fallu les acheter ailleurs parce qu’à l’époque, on ne pouvait pas faire d’achats sur Instagram. C’est logique qu’aujourd’hui, on puisse cliquer sur une image, sélectionner le produit qu’on veut et l’acheter directement. Nous avons juste simplifié quelque chose qui existait déjà.
Instagram est différent car c'est un réseau fondé sur les centres d'intérêt au sens large
Comment Instagram va-t-il pouvoir perpétuer ce succès face à l’émergence de nouveaux concurrents?
Je crois sincèrement qu’Instagram a encore un énorme potentiel de croissance. Les smartphones ne peuvent que s’améliorer, tout comme d’autres technologies telles que la réalité augmentée qui se perfectionnent d’heure en heure et joueront assurément un rôle clé dans la façon dont nous nous connectons les uns aux autres. Le shopping sur Instagram n’en est encore qu’à ses débuts. Nous investissons beaucoup dans l’expérience personnelle des utilisateurs. Nous pouvons encore améliorer les fonctionnalités d’Instagram pour aider les gens à créer du contenu. Pour vous donner un exemple, j’ai de nombreux amis et membres de ma famille qui utilisent Instagram, mais ne partagent pas beaucoup de contenus eux-mêmes. Les Stories ont fait du chemin, mais nous pouvons encore trouver de nouvelles façons de faciliter la création de contenus comme nous avons facilité la consommation de contenus. De nouvelles fonctionnalités comme Reels, que nous avons lancé en 2020 et qui permet aux utilisateurs d’enregistrer des vidéos multi-clips de 15 secondes, vont dans ce sens en proposant des contenus légers et amusants.
À votre avis, pourquoi l’Europe en général et la Suisse en particulier n’ont-elles pas été capables de donner naissance à une entreprise comme Facebook ou Instagram?
Je ne pense pas que cela soit dû à une unique raison. Pour qu’une entreprise ait du succès, il faut que différents éléments interagissent : la formation, le financement, le talent, les investisseurs, les opportunités. En Suisse, il y a bien sûr de l’argent, et le système éducatif est de très haut niveau. L’EPFL comme l’ETH Zurich sont des établissements d’excellence, et je souhaiterais vraiment que mes enfants fassent leurs études en Suisse ! Mais il y a moins d’entreprises, moins d’opportunités, et du coup, c’est plus dur de retenir les talents. En ce qui me concerne, je voulais rester en Suisse, et ma femme également, mais nous n’y avons pas trouvé les opportunités que nous cherchions. La Silicon Valley, elle, offre tout cela, et son écosystème fonctionne désormais de manière autonome, ce qui est extrêmement difficile à reproduire.
La réalité augmentée se perfectionne d'heure en heure et jouera assurément un rôle clé dans la façon dont nous nous connectons les uns aux autres
L’un des aspects les plus délicats des réseaux sociaux est la modération de contenus et le contrôle de leur pertinence.
Oui, c’est là un aspect majeur pour notre entreprise dans son ensemble, et l’intégrité est quelque chose que nous prenons très au sérieux. Nous vérifions les contenus douteux et supprimons les publications qui ne respectent pas nos lignes directrices. Mais comme il existe des millions d’utilisateurs Facebook et Instagram de par le monde, nous avons besoin d’un système modulable — il est évident que nous ne pouvons pas vérifier chaque publication « à la main ». Là où l’ingénierie informatique, et plus particulièrement l’apprentissage automatique et l’IA, peut s’avérer utile, c’est dans l’automatisation du processus, en intégrant des paramètres de tri et des modèles qui repèrent automatiquement les contenus malveillants, qu’il s’agisse de fake news, de contenus pornographiques, violents, ou autres — la liste est longue. Le problème est que plus notre technologie devient performante, plus les producteurs de contenus malveillants le deviennent aussi, parce qu’ils apprennent rapidement à mettre au point des solutions de contournement. Il nous faut donc avoir une longueur d’avance sur eux à chaque étape du processus. Ce qui me rend optimiste, c’est que grâce à la manière dont l’apprentissage automatique et la technologie évoluent, nos modèles deviennent extrêmement robustes.
Prenons l’exemple des deepfakes, puisque c’est le sujet de ce numéro. Quelle technologie utilisez-vous pour les combattre?
Précisons tout d’abord que tous les contenus deepfake ne sont pas nécessairement mauvais. Certains médias créatifs peuvent s’appuyer sur cette technologie pour créer un effet intéressant sans pour autant tromper leur audience. Mais si un contenu a été manipulé par un deepfake dans le but de diffuser de fausses informations, il faut pouvoir déterminer qu’il s’agit d’un faux. À mon avis, la technologie la plus prometteuse pour y parvenir est l’apprentissage automatique. Il est possible de construire des algorithmes de tri qui identifient les fausses vidéos à partir de très vastes recueils de médias, tant authentiques que faux. Le problème, c’est que si on leur laisse suffisamment de temps, les deepfakes pourraient finir par être aussi bons que les vraies vidéos. Mais pour l’instant, ça reste théorique : dans la pratique, il y a toujours de petits détails qui indiquent qu’une vidéo est truquée. On ne sait pas toujours de quels signaux il s’agit, mais les bons modèles détectent que quelque chose ne va pas. Et ils le font de manière extrêmement efficace, même s’ils ne parviennent pas à identifier précisément ce qui ne va pas. Une autre technologie, qui est déjà utile aujourd’hui et sera susceptible de l’être encore plus à l’avenir, est celle des certificats. Même si les deepfakes devenaient très difficiles à identifier, des certificats numériques pourraient être utilisés pour authentifier les vidéos véritablement authentiques.
Autre enjeu essentiel, auquel les utilisateurs accordent de plus en plus d’attention : la protection des données personnelles. Comment cela a-t-il affecté votre activité d’ingénieur chez Instagram?
Facebook comme Instagram traitant des données éminemment personnelles, cela affecte mon travail de manière significative. Nous veillons à la protection des données à tous les niveaux, du plus élémentaire — par exemple quel type de serveurs nous utilisons et où ils sont situés — jusqu’au produit que nous proposons, c’est-à-dire les paramètres et les outils qui permettent aux utilisateurs de gérer la confidentialité de leurs données et de leurs contenus. Et à chaque niveau, nous effectuons plusieurs contrôles de sécurité. Cela rend notre travail plus compliqué et plus rigoureux, ce qui est une nécessité compte tenu de la responsabilité qui est la nôtre.
Comment aimeriez-vous voir évoluer les réseaux sociaux au cours des dix prochaines années?
Comme j’ai tendance à avoir des préférences très utilitaires, je suis fan d’outils de messagerie comme WhatsApp et Messenger. Ce type de systèmes de communication peut être extrêmement performant dans un monde où les personnes qui télétravaillent sont de plus en plus nombreuses. J’aimerais voir les réseaux sociaux étendre les fonctionnalités qu’ils proposent et devenir des lieux où l’utilisateur ne se contente pas de consommer du contenu, mais où il peut aussi accomplir certaines choses. J’ai parlé de la possibilité, désormais, de faire par exemple des achats sur Instagram : les réseaux sociaux pourraient aussi devenir des plateformes éducatives grâce auxquelles les utilisateurs pourraient élargir leurs connaissances. En termes de technologie, des fonctionnalités comme la réalité augmentée — qui apparait par exemple dans la tendance des lunettes intelligentes — et même la réalité virtuelle joueront certainement un rôle clé dans la création de contenus plus attrayants.
Les ingénieurs et les développeurs bénéficient d'une grande latitude, il est donc essentiel qu'ils comprennent leur responsabilité éthique.
Comme nous l’avons évoqué précédemment, on constate aujourd’hui une prise de conscience accrue de la responsabilité éthique qui accompagne le métier d’ingénieur. Comment peut-on mieux préparer la prochaine génération à cela?
Je suis trop éloigné du monde universitaire depuis dix ans pour savoir comment on enseigne aujourd’hui, mais une chose est sûre, c’est que lorsque j’étais étudiant, le sujet de l’éthique n’était pas suffisamment abordé. Les ingénieurs et les développeurs de produits bénéficient d’une grande latitude, il est donc essentiel qu’ils comprennent leur responsabilité éthique — et l’éducation a un rôle clé à jouer en la matière. Il serait utile de proposer davantage de cours sur la responsabilité sociale, le product thinking ou la conception empathique des produits par exemple. Et ça ne concerne pas seulement les universités : les entreprises doivent également se montrer responsables. Chez Facebook, nous avons mis en place un vaste programme d’intégration, et tout au long de leur carrière, les employés suivent des formations sur le respect de la vie privée, l’intégrité, la responsabilité sociale, etc. L’objectif est de s’assurer qu’ils s’approprient réellement le produit sur lequel ils travaillent et comprennent la responsabilité qui en résulte.
Cela fait bientôt 15 ans que vous vivez dans la région de San Francisco. De quelle façon cette région et son industrie technologique ont-elles évolué au fil des ans?
Une des évolutions que j’ai constatées depuis que je suis ici est que le centre de gravité s’est déplacé de la Silicon Valley vers San Francisco. Quand je suis arrivé, San Francisco était moins populaire qu’aujourd’hui auprès de la communauté de la tech qui se concentrait plus au sud. Mais vers 2010, beaucoup d’entreprises du secteur ont commencé à quitter la région de South Bay pour installer leur siège social en ville. Bien sûr, la Silicon Valley reste le grand pôle de la tech, c’est là que se trouvent les sièges de Facebook, d’Apple, de Google, etc. Mais il y a eu une certaine évolution. L’arrivée à San Francisco d’entreprises de la tech a entraîné un afflux de personnes plus jeunes et insufflé un peu de vie à la ville, ce qui est vraiment agréable.
Avez-vous encore des liens avec la communauté EPFL? Et si oui, de quel type?
Je suis encore en relation avec de nombreux amis de l’EPFL, et aussi avec mon directeur de thèse, Willy Zwaenepoel, ancien doyen de la faculté Informatique et Communications. Ici, à San Francisco, je suis en contact avec swissnex. Mais mes liens avec l’EPFL se sont un peu amenuisés avec le temps, et je suis d’autant plus heureux de reprendre le contact. Mon dernier séjour en Suisse date d’il y a neuf ans, et depuis cette époque, j’ai toujours eu envie d’y retourner. J’ai vraiment hâte d’y être !
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