L’interview que vous allez lire a été réalisée au mois d’octobre 2022. Nous avons appris avec tristesse un mois plus tard que Carolina Ödman avait perdu son combat contre un cancer qui, comme vous le lirez, ne lui avait fait perdre ni sa joie de vivre, ni son envie de partager sa passion. En accord avec sa famille, la rédaction de Dimensions a décidé de maintenir la publication de ce texte, en guise d’hommage à notre alumna qui brille désormais parmi les étoiles qu’elle aimait tant observer.
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Carolina Ödman a obtenu son diplôme en Physique à l’EPFL en 2000. Celle qui se rêvait philosophe durant son enfance est devenue une référence dans le domaine de l’astrophysique et de sa promotion auprès du public, dont la carrière internationale a été marquée par plusieurs prix.
Comment êtes-vous arrivée à l’EPFL?
C’est une drôle d’histoire car initialement, je ne me destinais pas à devenir scientifique ! Il n’y a pas d’ingénieur dans ma famille et je n’avais pas d’exemple de ce type de carrière dans mon entourage. Je voulais être une penseuse et envisageais d’étudier la philosophie. Mais en dernière année de gymnase, j’ai eu la chance d’avoir un professeur de physique qui nous a expliqué la formule E = mc2avec une grande simplicité. Soudain, la science n’était plus si impressionnante et paraissait accessible. Je garde également en mémoire une visite fascinante au CERN avec ma mère. Ayant grandi dans le canton de Vaud, l’EPFL devenait une évidence à partir du moment où ma décision était de m’engager dans cette voie.
Quels souvenirs gardez-vous de vos études ?
Tout ne fut pas toujours facile. J’ai ressenti une certaine solitude durant les premières années, notamment due au fait que j’étais l’une des rares femmes dans un contexte si masculin. Par ailleurs, mon cadre familial était difficile et peu propice aux études. J’ai rapidement choisi de m’en émanciper. Pour cela, il a fallu que je fasse un certain nombre de petits boulots et sollicite des bourses pour pouvoir payer mon propre logement dans la résidence étudiante des Ochettes, sur le campus de l’UNIL. Tout cela m’a amenée à refaire ma première et ma deuxième année.
Mais je garde surtout de très beaux souvenirs, notamment des personnes rencontrées. Je pense en particulier aux professeurs qui ont su me donner une seconde chance alors que j’éprouvais des difficultés lors de ces premières années. Et surtout aux amis, qui sont des proches aujourd’hui encore – en particulier celles et ceux qui logeaient dans la même résidence étudiante et avec qui nous nous soutenions jusqu’au petit matin en période de révision.
Comment est née votre passion pour l’astrophysique ?
Même si j’avais choisi une voie scientifique, j’étais déterminée à rester une penseuse et à vivre de grandes idées. L’astronomie s’y prêtait bien. En 3ème année à l’EPFL, j’ai choisi plusieurs cours sur le sujet, de la physique statistique à l’introduction à l’astronomie et l’astrophysique, jusqu’à finalement réaliser ma thèse de Master en cosmologie.
Par la suite, j’ai réalisé mon doctorat à Cambridge, que j’ai pu financer notamment grâce à l’aide de la Fondation Acube de l’EPFL Alumni et de la Fondation Leenaards. J’avais le sentiment d’être au cœur de l’astrophysique, avec notamment la figure tutélaire de Stephen Hawking qui imprégnait les lieux. En 2003, vers la fin de mon doctorat, j’ai eu la chance de rencontrer Neil Turok qui venait juste de fonder l’AIMS – l’African Institute for Mathematical Sciences, qui vise à promouvoir les carrières scientifiques en Afrique en repérant les jeunes talents et en les formant. Je lui ai fait part de mon intérêt pour le projet et il m’a invitée à le rejoindre au Cap pour quelques mois, début 2004, afin d’enseigner l’astrophysique et de contribuer à mettre en place le projet. Ce fut pour moi une fantastique première approche de la promotion des sciences, auprès d’étudiants particulièrement engagés, passionnés, avides de savoir. Nombre d’entre eux sont rapidement devenus professeurs d’universités après leur passage à l’AIMS. Cela montre l’importance de ce type de programme.
La promotion des sciences et des carrières scientifiques est alors devenue l’un des axes principaux de votre carrière, pour lequel vous avez été récompensée par le magazine Science.
En effet. Après cette première expérience en Afrique du Sud, j’ai réalisé un postdoc en cosmologie à l’Université Sapienza, grâce à une bourse européenne Marie Curie, mais cette période m’a confirmée que je souhaitais sortir du milieu académique, dont je n’appréciais pas réellement le côté très concurrentiel.
En 2005, j’ai entendu parler du programme Universe Awareness que souhaitait mettre en place l’Université de Leiden aux Pays-Bas, et cela m’a immédiatement interpellée. Ce nom rejoignait ma formation en cosmologie et faisait rêver en transmettant une idée d’absolu. Les enfants sont souvent fascinés par l’univers et l’espace, mais cette passion peut s’étioler après l’âge de 10 ans. Le but du programme était donc de faire découvrir aux jeunes enfants l'astronomie, d’éveiller leur curiosité et leur sens critique, et de les aider à conserver ce goût pour les sciences.
Universe Awareness s’est rapidement développé et a été choisi comme l’un des programmes phares de l’Année mondiale de l'astronomie de l’UNESCO, en 2009. Il était alors présent dans plus de 40 pays et représentait plus de 350 bénévoles. Mon travail et la dimension globale du programme ont été salués par le prix pour les ressources en ligne dans le domaine de l'éducation de Science.
De la Grande-Bretagne aux Pays-Bas en passant par l’Italie, votre carrière est marquée par sa dimension internationale. Comment et pourquoi vous êtes-vous installée en Afrique du Sud ?
Lors de ma première expérience avec l’AIMS en 2004, j’avais eu un vrai coup de cœur pour le pays. Je garde encore en mémoire le matin de mon arrivée, l’image des vagues en ouvrant ma fenêtre et l’odeur si spéciale du sable et de l’océan. J’avais toujours gardé en tête la possibilité d’y revenir. J’ai rencontré mon mari, lui-même sud-africain, durant la période où j’exerçais au sein de Universe Awareness et nous avons décidé que je le rejoindrais en Afrique du Sud fin 2009.
Je suis tombée amoureuse de ce pays, même si y vivre peut être parfois étrange. Ma famille et moi avons la chance d’avoir une qualité de vie extraordinaire mais la pauvreté est présente littéralement de l’autre côté de la rue. Nous essayons de nous engager au sein de la communauté, notamment à Sutherland où est situé l’observatoire astronomique et où nous passons beaucoup de temps. Il s’agit autant d’assurer des dons de matériel que de passer du temps à échanger pour assurer le devoir de mémoire vis à vis de l’histoire du pays, et lutter contre l’oubli.
Les deux premiers prototypes du SKA fonctionnent et le MeerKAT, qui se trouve en Afrique du Sud, offre déjà des images superbes, d’une précision incroyable, et permet des découvertes de plus en plus distantes de la Terre.
Vous avez également collaboré avec le projet SKA (Square Kilometre Array), qui vise à construire le plus grand radiotélescope au monde et auquel l’EPFL s’est associé à partir de 2020. En quoi est-ce important de mener des projets de cette envergure ?
Le SKA, en construction en Afrique du Sud et en Australie, est un projet d’une ambition magnifique. Il vise à identifier des systèmes planétaires en formation et à découvrir des planètes dès leur formation, en repérant le gaz d’hydrogène dès le stade où il est détectable – et peut-être un jour déceler des signes de vie. J’adore la recherche fondamentale mais je suis passionnée par les impacts potentiels de la science sur la société et mon travail auprès du SKA à partir de 2010 allait dans ce sens, par exemple grâce à des hackatons qui donnaient de la visibilité au projet tout en offrant des compétences techniques aux participants, qu’ils pouvaient par la suite appliquer dans l’industrie.
Aujourd’hui, les deux premiers prototypes du SKA fonctionnent et le MeerKAT, qui se trouve en Afrique du Sud, offre déjà des images superbes, d’une précision incroyable, et permet des découvertes de plus en plus distantes de la Terre. En avril 2022, il a notamment permis l’observation du megamaser le plus lointain jamais observé. L’impact de la technologie sur la recherche me passionne, et c’est exactement ce que propose un projet comme le SKA.
Dans de nombreux domaines, les données viennent d’Afrique mais sont exploitées par des scientifiques européens ou anglo-saxons et ne sont pas accessibles aux chercheurs africains.
Quelle est la place des sciences sur le continent Africain aujourd’hui ?
Le développement des sciences en Afrique est exponentiel. Dans de nombreux domaines, les données viennent d’Afrique mais sont exploitées par des scientifiques européens ou anglo-saxons et ne sont pas accessibles aux chercheurs africains, de même que les traitements qui en découlent ne sont pas toujours accessibles à la population africaine. C’est le cas dans l’étude de certaines maladies comme la malaria, ou dans l’étude de la diversité génétique à des fins pharmaceutiques – cette diversité étant particulièrement forte en Afrique. Il y a donc une prise de conscience de ces injustices et une volonté de reprendre le contrôle. Mais le chemin à parcourir reste long.
Vous avez été diagnostiquée d’un cancer du pancréas début 2018. Quelle est votre situation aujourd’hui ?
Lorsqu’un diagnostic comme celui-ci arrive dans votre vie, il y a une volonté d’être soi-même, plus que jamais, qui s’installe. J’ai la chance d’être entourée d’une famille merveilleuse et de mes deux enfants, âgés de 10 et 8 ans. Je m’attache à ne pas m’exciter pour des choses qui n’en valent pas la peine, à me concentrer sur l’essentiel. Je viens juste de rentrer d’un long séjour à l’hôpital et prends du temps à la maison pour me reposer. Toute infection peut être très dangereuse, c’est donc une course permanente qui s’installe pour identifier les agents infectieux. Jusqu’ici, je suis parvenue à déjouer les pronostics.
Peu de temps après mon diagnostic, ma collaboration avec une startup proposant des solutions de technologie financière aux entreprises – une expérience très enrichissante qui avait débuté en 2012 - s’est brutalement achevée. Ce fut une période difficile.
Quelques mois plus tard, j’ai rejoint l’Inter-University Institute for Data Intensive Astronomy, qui est basé à la University of the Western Cape et a été créé pour répondre aux défis offerts par le big data dans le domaine de l’astronomie. Le rôle que j’occupe depuis est d’assurer la notoriété du programme en rendant la recherche plus accessible et plus ludique. Cela passe par la transformation de sujets de recherche pointus, par exemple dans le domaine du machine learning, en matériel éducatif digital, comme des tutoriels ou des hackatons à destination d’étudiants actifs dans le domaine concerné. L’ambition est d’élargir leurs perspectives quant à leur activité de scientifique.
Ce poste m’offre une flexibilité qui m’est indispensable pour pouvoir travailler en parallèle de mes traitements et mes collègues sont d’une grande compréhension. Le développement du télétravail depuis la pandémie est lui aussi d’un grand secours.
Durant vos études, vous vous êtes engagée en faveur de l’égalité, en participant notamment à un livre représentant les femmes ingénieures de l’EPFL à la fin des années 90.
Cela s’est en réalité fait un peu par hasard. L’un de mes emplois me permettant de financer mes études consistait à assister la déléguée à l’équité de l’Ecole – le département ne comptait alors qu’une seule personne. Nous avions notamment réalisé une étude auprès des diplômées de l’Ecole pour évaluer leur niveau de satisfaction vis-à-vis de leurs carrières et de leurs cadres de travail. Les résultats furent assez désastreux. Un second projet consistait dans un livre de portraits de femmes ingénieures issues de l’Ecole dans lequel j’ai en effet figuré.
Plus largement, malgré mes nombreux bons souvenirs, mes études à l’EPFL ont aussi été marquées par la difficulté à y évoluer en tant que femme. La première année fut notamment très difficile pour moi, étant l’une des rares filles de ma classe. Les regards fixés sur moi me donnaient parfois l’impression d’être une pièce de viande sur un marché et le simple fait de porter une jupe attirait de nombreuses remarques. De même, je me suis impliquée dans plusieurs associations, dont le Forum et l’AGEPoly, mais les comités y étaient encore assez machos et il était difficile d’y prendre des responsabilités en tant que femme. J’ai pu constater les récentes initiatives de l’Ecole dans sa lutte pour l’égalité et contre le harcèlement et je les salue.
Ma carrière m’a rendue consciente que, de toutes les étapes de mon parcours, c’est bien à l’EPFL que j’ai développé ma capacité à résoudre des problèmes.
Ces comportements sexistes vous ont-ils suivis durant votre carrière de femme ingénieure ?
Oui, j’y ai été confrontée à différentes étapes de ma carrière. Je pense notamment à des remarques sexistes, comme en 2000, lors d’un projet de recherche au CHUV au cours duquel un médecin m’avait fait remarquer qu’il était dommage que j’ai fait tant d’années d’études alors que j’étais destinée à rester à la maison et dans une cuisine. Ou encore au fait que mon congé maternité a pu être utilisé contre moi à la fin de mon expérience à l’AIMS.
Vous êtes depuis 2016 la présidente de l’antenne EPFL Alumni en Afrique du Sud. En quoi est-ce important de conserver ce lien avec l’Ecole ?
Ma carrière m’a rendue consciente que, de toutes les étapes de mon parcours, c’est bien à l’EPFL que j’ai développé ma capacité à résoudre des problèmes. Je suis reconnaissante à l’Ecole pour cela et souhaite donner en retour à travers le réseau Alumni. Même si je n’ai pas pu être aussi active que je le souhaitais à cause de la maladie, c’est aussi pour moi une manière d’offrir de la visibilité à l’Ecole en Afrique du Sud pour inciter de jeunes talents à la rejoindre, car l’EPFL est un endroit merveilleux pour étudier.
Les personnes qui vous connaissent soulignent votre positivité et votre joie de vivre. D’où cela vient-il ?
Beaucoup de gens me disent cela en effet ! Cela vient du fait que je suis heureuse, tout simplement. J’adore ma vie.
PROFIL
1974 Naissance dans le canton de Vaud
2000 Diplôme EPFL en Physique
2003 Doctorat à l’université de Cambridge
2005 Rejoint le programme Universe Awareness, basé à la Leiden University (Pays-Bas)
2010 Installation en Afrique du Sud, collaboration avec le SKA (Square Kilometre Array)
2018 Rejoint l’Inter-University Institute for Data Intensive Astronomy, basé à la University of the Western Cape
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